10 octobre 2012

22/40: L'art de la joie

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930 pages




Premières phrases:

1


"Et voyez, me voici à quatre, cinq ans traînant un bout de bois immense dans un terrain boueux. Il n'y a pas d'arbres ni de maisons autour, il n'y a que la sueur due à l'effort de traîner ce corps dur et la brûlure aiguë des paumes blessées par le bois. Je m'enfonce dans la boue jusqu'aux chevilles mais je dois tirer, je ne sais pas pourquoi, mais je dois le faire. Laissons ce premier souvenir tel qu'il est : ça ne me convient pas de faire des suppositions ou d'inventer. Je veux vous dire ce qui a été sans rien altérer.
Donc, je traînais ce bout de bois ; et après l'avoir caché ou abandonné, j'entrai dans le grand trou du mur, que ne fermait qu'un voile noir couvert de mouches. Je me trouve à présent dans l'obscurité de la chambre où l'on dormait, où l'on mangeait pain et olives, pain et oignon. On ne cuisinait que le dimanche. Ma mère, les yeux dilatés par le silence, coud dans un coin.
Elle ne parle jamais, ma mère. Ou elle hurle, ou elle se tait. Ses cheveux de lourd voile noir sont couverts de mouches. Ma soeur assise par terre la fixe de deux fentes sombres ensevelies dans la graisse. Toute la vie, du moins ce que dura leur vie, elle la suivit toujours en la fixant de cette façon. Et si ma mère - chose rare - sortait, il fallait l'enfermer dans les cabinets, parce qu'elle refusait de se détacher d'elle. Et dans ces cabinets elle hurlait, elle s'arrachait les cheveux, elle se tapait la tête contre les murs jusqu'à ce qu'elle, ma mère, revienne, la prenne dans ses bras et la caresse sans rien dire."


L'histoire:
Ce roman retrace la longue vie de Modesta, née dans un milieu plutôt misérable en Sicile, elle devient princesse. Mais sa vie n'est pas un conte de fée: elle bouscule les convenances, ne s'embarrasse pas avec la morale, ose tout et se confronte aux réalités historiques, sociales et religieuses du XXe siècle.

Lecture très inattendue mais passionnante.

Citation:

 "Trente ans ont passé depuis que j'ai noté pour la première fois quelque chose sur Modesta. Attention Goliarda, de ne pas tomber dans le piège de l'autocensure." Note en fin d'ouvrage 

  L'auteur:



 Goliarda Sapienza est née à Catane, en 1924, dans une famille socialiste anarchiste. Son père, Giuseppe, avocat syndicaliste, fut l'animateur du socialisme sicilien jusqu'à l'avènement du fascisme.

Sa mère, Maria Giudice, figure historique de la gauche italienne, dirigea le Grido del popolo (Le Cri du peuple), dont Gramsci était rédacteur en chef.

Éloignée par ses parent des écoles fascistes, Goliarda reçut une éducation originale - athée et socialiste - qui ne fut pas sans conséquences sur ses choix ultérieurs. En 1940, alors âgée de seize ans, elle entre à l'Académie d'Art Dramatique de Rome, ville où elle restera jusqu'à la fin de sa vie.

Elle fut durant plusieurs années une comédienne très appréciée et travailla sous la direction de monstres sacrés tels que Luchino Visconti, Alessandro Blasetti, ou encore Francesco Maselli, qui fut son compagnon pendant dix-huit ans. Elle est restée célèbre pour son rôle d'Ersilia Drei dans Vestire gli ignudi (Vêtir ceux qui sont nus) et joua aussi dans Senso, de Visconti. Son talent était qualifié d'« absolu, terrifiant, et superbement naturel ».
 À presque soixante-dix ans, Goliarda Sapienza commença à enseigner la comédie au Centre Expérimental de Cinématographie de Rome. Elle y a laissé le souvenir d'une personne extraordinaire, insupportable, sincère et rebelle. Aujourd'hui encore, elle suscite amour et admiration chez ceux qui l'ont connue. D'aucuns la considèrent désormais comme un très grand nom de la littérature italienne du XXe siècle.

Goliarda Sapienza est décédée en 1996, quelques mois avant la parution en Italie de L'Art de la joie.

 Biblio: 

À la fin des années 60, elle débute un cycle autobiographique:
- Lettera aperta [Lettre ouverte, ], 1967 ;
- Il filo di mezzogiorno [Le fil de midi], 1969 ;
en France, publiés en 2008 ;
où elle décrit la relation complexe qui la liait à ses parents, sa jeunesse partagée entre orgueil et souffrance d'être différente. Elle y raconte aussi la vie de sa famille sous le régime fasciste, son séjour dans un hôpital psychiatrique après une tentative de suicide.
Ce cycle sera plus tard complété par:
- L'Università di Rebibbia [L'Université de Rebibbia] (1983), où elle raconte son incarcération après un vol de bijoux,
- Le certezze del dubbio [Les certitudes du doute] (1987),
- Destino coatto [Destin forcé] (2002).
- Io, Jean Gabin [Moi, Jean Gabin] ( en France, 2012)
Mais son chef-d'oeuvre reste très certainement le roman auquel elle consacra - de 1967 à 1976 - dix années de sa vie :  
- L'Art de la joie, publié en France en 2005.

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