Dans le cadre de la Journée des Droits de la Femme, pour Amnesty, nous avons obtenu la projection à Cinéquai de ce documentaire terrible et nécessaire. On le savait déjà, bien sûr, la cruauté humaine n'a pas de limite mais des hommes et des femmes courageux se battent pour faire changer les choses et sont à l'honneur. Denis MUKWEGE est un docteur et un être humain hors du commun qui nous réconcilie avec l'humanité.
109 personnes étaient au rendez-vous, un record, et la grande majorité est restée pour participer au débat qui a suivi.
DISCOURS DU DOCTEUR MUKWEGE AU PARLEMENT EUROPÉEN À STRASBOURG
Monsieur le Président du Parlement Européen,
Mesdames et Messieurs les Représentants des peuples de l’Union Européenne,
Distingués invités,
C’est avec beaucoup d’humilité et un grand espoir que je reçois
aujourd’hui le prestigieux Prix Sakharov pour la liberté de l’esprit.
Cette année, vous avez commémoré le centième anniversaire de la
première guerre mondiale. L’Europe pensait que c’était la dernière et
que la civilisation allait triompher. Non hélas, 30 ans plus tard, la
folie humaine était de nouveau au rendez-vous.
Depuis, vous avez fait le choix de la paix et de vivre ensemble, dans une société orientée vers la liberté et la prospérité.
Dans un contexte sécuritaire de plus en plus instable, où les foyers
de crise se multiplient, notamment dans le voisinage direct de l’Union
Européenne (UE), je tiens avant tout à remercier les élus des peuples
européens pour mettre en lumière les tragédies humaines que vivent les
femmes victimes de viols et de violences sexuelles à l’Est de la
République Démocratique du Congo (RDC).
Dans un monde d’inversion des valeurs où la violence se banalise en
prenant des formes toujours plus abominables, refuser la violence, c’est
être dissident.
En attirant l’attention du monde sur la nécessité de protéger les
femmes en période de conflits armés, vous avez refusé l’indifférence
face à l’une des plus grandes catastrophes humanitaires des temps
modernes.
Vous avez réaffirmé que la résolution des conflits dans les Grands
Lacs et la promotion des droits de l’homme et de la démocratie sont et
restent des priorités de la politique étrangère de l’UE.
Par ce prix, vous avez décidé d’accroître la visibilité du combat
mené par les femmes congolaises depuis plus de 15 ans et de reconnaître
leur souffrance mais aussi leur dignité et le courage qu’elles
incarnent.
Monsieur le Président,
La région où je vis est l’une des plus riches de la planète ;
pourtant l’écrasante majorité de ses habitants vivent dans une extrême
pauvreté liée à l’insécurité et à la mauvaise gouvernance.
Le corps des femmes est devenu un véritable champ de bataille, et le viol est utilisé comme une arme de guerre.
Les conséquences sont multiples et impactent sur l’ensemble de la
société : la cellule familiale est désagrégée, le tissu social
détruit,les populations réduites en esclavage ou acculées à l’exil dans
une économie largement militarisée, où la loi des seigneurs de
guerre continue à s’imposer en l’absence d’un état de droit. Nous sommes
donc face à une stratégie de guerre redoutablement efficace.
L’autorité de l’État congolais et ses institutions restent fragiles,
et ne sont pas encore en mesure ni de protéger la population, ni de
satisfaire à ses besoins de base.
Monsieur le Président,
Rares sont les jours où l’actualité de ma région ne révèle pas un nouveau drame humain.
La semaine dernière, plus de 50 personnes ont été massacrées à la
machette dans le territoire de Béni au Nord-Kivu : les femmes enceintes
sont éventrées et les bébés mutilés. Dans l’espace d’un mois et demi,
200 personnes ont été sauvagement tuées.
Comme tout être humain, je voudrais tant ne plus évoquer ces crimes odieux dont mes semblables sont victimes.
Mais comment me taire quand, depuis plus de quinze ans, nous voyons
ce que même un œil de chirurgien ne peut pas s’habituer à voir ?
Comment me taire quand nous savons que ces crimes contre l’humanité sont planifiés avec un mobile bassement économique ?
Comment me taire quand ces mêmes raisons économiques ont conduit à l’usage du viol comme une stratégie de guerre ?
Chaque femme violée, je l’identifie à ma femme ; chaque mère violée à ma mère et chaque enfant violé à mes enfants.
Comment pouvons-nous nous taire ?
Quel est cet être humain doué de conscience qui se tairait quand on
lui emmène un bébé de six mois dont le vagin a été détruit soit par la
pénétration brutale, soit par des objets contondants, soit par des
produits chimiques ?
Déjà un seul cas de viol est grave et nécessite une action de tous.
Dans mon pays, il y a des centaines de milliers de femmes violées et
d’autres milliers d’enfants nés du viol, en plus des millions d’êtres
humains morts suite aux conflits.
Dans le reste du monde, chacun se soulèverait d’indignation ; dans la
société congolaise en perte de repères, les atrocités de masse passent
dans l’actualité comme de simples faits divers, signes désolants d’une
société traumatisée par trop de violence, d’une absence de
responsabilité politique et d’une négation de notre humanité commune.
Monsieur le Président,
Nous avons pris trop de temps et d’énergie à réparer les conséquences
de la violence. Il est temps de s’occuper des causes. Des milliers de
témoignages de victimes montrent que le peuple congolais a soif de
justice, de paix et aspire au changement.
Il y urgence à agir. Les solutions existent et exigent une réelle volonté politique.
Nous sommes à un moment critique : l’Accord-Cadre pour la Paix, la
Sécurité et la Coopération, signé à Addis Abeba en 2013, ne peut rester
une simple feuille de papier. En tant que partenaire historique et
premier contributeur de l’aide, nous appelons l’Union Européenne et ses États membres à revitaliser la mise en œuvre de cet « Accord de
l’Espoir » et d’utiliser tous les leviers, économiques et financiers
mais aussi politiques et diplomatiques, pour contribuer une fois pour
toute à la résolution des conflits dans les Grands Lacs.
En RDC, la consolidation de l’État et le rétablissement de la
sécurité à l’Est constituent la priorité des priorités. La réforme du
secteur de la sécurité est l’une des plus importantes réformes
institutionnelles et est au cœur des efforts de mise en œuvre de la
responsabilité primaire de l’État congolais de protéger les civils.
La justice doit également être placée au cœur du processus de paix et
la lutte contre l’impunité des crimes les plus graves, y compris les
crimes de violence sexuelle, doit être renforcée.
Il n’y aura pas de paix ni de développement économique et social sans respect des droits de l’homme.
Sans réparation pour les survivantes de viol et les victimes.
Sans assainissement de la fonction publique incluant un
vetting des forces de sécurité. Sans mécanismes d’établissement de la vérité pour promouvoir la réconciliation.
Monsieur le Président,
Les droits de l’homme constituent non seulement une des valeurs
fondamentales de l’UE mais aussi l’un des objectifs qui inspire ses
relations extérieures, avec la promotion de la paix et du développement
et le renforcement de la démocratie et de l’état de droit.
Et à notre humble estime, il s’agit de la réelle plus-value de
l’Union par rapport à d’autres partenaires internationaux ; mais la
realpolitik illustre
bien souvent que les intérêts géostratégiques et économiques priment
sur le respect et la protection des droits de l’homme.
Le projet de règlement européen de la Commission pour un
approvisionnement responsable en minerais, qui doit être examiné devant
votre Assemblée, devrait intégrer une dimension contraignante et viser
aussi bien les produits finis ici en Occident que les matières premières
à l’état brut en Afrique.
Nous exprimons ici le souhait que chacun veille à assurer davantage
de cohérence entre les politiques économiques et le respect des droits
de l’homme, et à placer la dignité humaine au centre des préoccupations
économiques et financières.
Notre pays est plein de potentiel et, avec un commerce plus
responsable et transparent, le Congo a la capacité d’un développement
endogène, grâce à ses ressources naturelles, mais avant tout ses
ressources humaines, qui ne peuvent aujourd’hui être exploitées pour le
bénéfice de tous dans un contexte de « ni paix, ni guerre ».
Monsieur le Président,
Ce prix n’aura de signification pour les femmes victimes de violences
sexuelles que si vous nous accompagnez sur le chemin de la paix, de la
justice et de la démocratie.
Nous le dédions à toutes les survivantes de violences sexuelles, en
RDC et dans le monde entier. Nous sommes convaincus que le changement
viendra par ces femmes courageuses, déterminées et dignes qui sont notre
source d’inspiration au quotidien.
Nous dédions également ce prix à tous les défenseurs des droits de
l’homme qui militent jour après jour, souvent dans des conditions
difficiles et loin des projecteurs, pour favoriser une culture de paix,
aider les victimes à réclamer leurs droits et à rendre leurs
institutions plus redevables.
Nous tenons enfin à saluer ici le professionnalisme et le dévouement
de tout le personnel de Panzi ainsi que tous nos partenaires qui ont
aidé pour réaliser notre travail, et je pense particulièrement à
l’agence humanitaire ECHO qui nous soutient depuis 10 ans. Sans vous,
nous ne serions pas ici aujourd’hui.
Ensemble, décideurs politiques, acteurs de la société civile et
citoyens, hommes et femmes, nous devons fixer une ligne rouge contre
l’utilisation du viol comme arme de guerre, et construire un avenir
meilleur pour offrir à nos enfants et à nos petits-enfants un cadre
propice à leur épanouissement, et permettre à tous ceux qui ont trop
souffert d’envisager le futur dans une liberté plus grande.
Monsieur le Président, chers Euro-députés,
Permettez-moi de conclure en m’adressant de votre honorable hémicycle aux citoyens de mon pays :
Chers compatriotes,
Notre nation, la République Démocratique du Congo, nous appartient.
Ses ressources naturelles et humaines, ses institutions, son destin, relèvent tous de notre responsabilité.
C’est à nous, le peuple congolais, de façonner nos lois, notre
justice et notre gouvernement, pour servir nos intérêts à tous, et pas
seulement ceux de certains.
Le Prix Sakharov que nous recevons du Parlement Européen est le
vôtre, et il est le symbole de la liberté de pensée. Un droit qui nous a
été retiré.Un droit auquel, suite à la terreur et l’oppression, nous
semblons parfois avoir renoncé.
Ce droit nous est acquis ; et les peuples européens, à travers leurs
représentants, nous tendent aujourd’hui la main pour le recouvrer. Ils
veulent nous appuyer dans notre lutte pour la liberté, la paix, la
justice et le progrès.
Aujourd’hui, tout haut, et devant le monde entier, l’Europe nous exprime sa solidarité.
Elle veut marcher avec nous dans notre quête pour la restauration d’une vie Congolaise digne.
Unissons-nous et marchons avec elle, afin qu’une fois pour toutes, la
paix et la justice soient restaurées au Congo et que nous puissions
aspirer à un futur meilleur.
Notre pays est malade mais, ensemble, avec nos amis de par le monde, nous pouvons et nous allons le soigner.
Je vous remercie.
Dr Denis Mukwege
Strasbourg, 26 novembre 2014